NUMÉRIQUE RESPONSABLE | MESURE

[L’ŒIL DE L’EXPERT] L’ÉVALUATION DE L’EMPREINTE DU NUMÉRIQUE VUE PAR FRÉDÉRIC BORDAGE

Novembre 2023

Évaluer les impacts environnementaux du numérique est un défi pour encore bon nombre d’entreprises. Soit parce qu’elles n’ont pas encore pris le sujet à bras le corps, soit parce qu’elles ne savent pas encore comment faire. Frédéric Bordage, expert en sobriété numérique, revient pour nous sur les enjeux et les méthodes à appliquer pour réussir le challenge de l’évaluation.

« L’EcoIndex est un outil qui permet d’attendre que toutes les entreprises quantifient les impacts environnementaux de leurs services numériques via des ACV* respectant le PCR [ndlr : Product category rules] “service numérique” ». Pour Frédéric Bordage, expert indépendant en sobriété numérique, pas de doute, les entreprises doivent baser l’écoconception de leurs services numériques sur une évaluation standard (ACV PEF**) plutôt que sur le calcul des émissions de gaz à effet de serre (GES) à un instant T.

« Se limiter aux émissions de GES, c’est se focaliser sur 11 % du problème, donc c’est du greenwashing. L’évaluation des impacts environnementaux doit reposer sur les 16 indicateurs standards du Product Environmental Framework » reprend Frédéric Bordage, « Je préfère toujours me fier aux études de référence. L’étude ARCEP/ADEME parue en 2022 indique que les gaz à effet de serre représentent 11% de l’impact environnemental du numérique. Si on ne parle que de GES, on passe à côté de 89% des autres impacts ».

 

Un contexte européen

« Avant tout, il me semble essentiel de replacer ces outils de quantification et d’affichage environnemental dans le contexte réglementaire » tient à préciser Frédéric Bordage. Le phrasé est précis, factuel, presque clinique. « Les mots ont un sens et il faut les utiliser comme tels car cela permet d’apporter de la clarté à celles et ceux qui cherchent à s’approprier le sujet et surtout éviter le greenwashing. Notamment le terme “empreinte environnementale” désigne la sommes des impacts environnementaux ». L’expert est soucieux d’apporter une vision non biaisée des impacts environnementaux  du numérique. 

La commission européenne harmonise la quantification des impacts environnementaux des produits et leur affichage via un cadre strict, notamment la méthode PEF, reposant sur l’ACV. PEF signifie Product Environmental Footprint, la méthode commune proposée par la Commission européenne pour l’évaluation de la performance environnementale d’un produit. ACV signifie Analyse du Cycle de Vie, méthode évoquée avec Etienne Lees-Perasso dans un précédent article sur l’évaluation de l’empreinte des services numériques

Pour Frédéric Bordage, la méthode PEF est essentielle à respecter dans le cadre de la création d’outils d’affichage environnemental. C’est le cadre fixé par l’Union européenne mais également ce à quoi poussent les lois en France. L’article 2 de la loi climat et résilience, l’article 13 de la loi AGEC ou encore l’article 35 de la loi REEN vont, selon l’expert, dans ce sens. 

« L’enjeu est, à terme, de produire l’équivalent d’un nutriscore pour le numérique » abonde Frédéric Bordage. Les impacts environnementaux calculés par l’ACV sont normalisés et agrégés en un score unique - de A à G - compréhensible par le grand public.

Frédéric Bordage voit en cet outil une aide à la décision, d’une part pour les entreprises, et d’autre part pour le consommateur. « L’enjeu est qu’en conscience, l’utilisateur final puisse faire le choix qu’il souhaite en fonction d’une lecture claire et synthétique de l’empreinte environnementale d’un produit ou d’un service numérique ».

L’ACV, passage obligé

La méthode PEF de la Commission européenne recommande de suivre 16 indicateurs normalisés. On en retient communément 4 à 5. Frédéric Bordage explique que cette synthèse est basée sur la normalisation des résultats de l’ACV via les limites planétaires. Dans le détail : 

  • ADP (Épuisement des ressources abiotiques) dont :
    - ADPe : Métaux et minéraux(kg éq. Sb)
    - ADPf : Énergie fossile (MJ)
  • AP : Acidification (mol Èq. H+)
  • GWP : Potentiel de réchauffement global  (kg éq. CO₂)
  • IR : Radiations ionisantes (kBq éq. U235)
  • PM : Particules fines (incidences des maladies)

« On ne peut écoconcevoir sérieusement qu’à l’aide d’une ACV ». Pour lui, cette méthode n’est pas plus difficile à mettre en œuvre qu’un Bilan Carbone ©. Il y a des normes et des méthodes qu’il suffit de suivre. 

« Il ne faut pas avoir peur de l’ACV car ce n’est pas plus compliqué qu’une approche monocritère. Par ailleurs, l’Union européenne pousse pour que les évaluations soient faites selon cette méthode. Les entreprises ont donc tout intérêt à se saisir du sujet pour anticiper les contraintes liées à l’affichage environnemental », précise Frédéric Bordage. 

Parler d’une seule voix

L’expert regrette par ailleurs le manque de coordination entre les différents acteurs. « Les outils et référentiels du collectif Green IT sont co-construits, gratuits et ouverts. Ils sont disponibles depuis plus de 10 ans. C’est dommage de voir autant d’acteurs en créer des copies. Nos référentiels et notre code sont ouverts. Il vaudrait mieux collaborer pour progresser ensemble. Les copies de nos référentiels et de nos outils font éclater le consensus que nous avons mis plus de 10 ans à construire. »

Pour lui, plus les référentiels se multiplient, plus cela dessert les enjeux du numérique responsable et peut potentiellement pousser à l’inaction. La difficulté est de faire émerger la sobriété numérique auprès du plus grand nombre. Le sujet doit sortir des mains des experts pour que chacun se l’approprie. Rendre lisible est un enjeu essentiel. « La lisibilité et l’appropriation par le grand public passe par une évaluation standard des impacts environnementaux et par un seul affichage normalisé. C’est ce que propose la Commission Européenne avec le PEF » rappelle Frédéric Bordage.

EcoIndex, un des outils historiques, va continuer son évolution. « Même si c’est un outil grand public qui entre dans une case que je qualifie “d’outil d’attente” avant que les entreprises aillent plus loin, il se doit lui aussi de donner une vision exhaustive des impacts », détaille Frédéric Bordage « il y a 10 ans, on a fait avec ce qu’on avait. D’ici quelques mois nous publierons la v3 d’EcoIndex. On aura un outil qui apportera une vision d’ensemble au travers des 5 principaux indicateurs d’impacts environnementaux »  

Avec les évaluations réalisées via EcoIndex, les entreprises ont des points de repère sur le chemin qu’il leur reste à parcourir. Sa méthode d’évaluation repose d’ailleurs sur une ACV des services web. Via EcoIndex, le collectif Green IT, en partenariat avec Razorfish, a publié le 2ème Baromètre de l’écoconception digitale en septembre dernier. « La note moyenne d’écoconception est seulement de 32 / 100 sur les entreprises étudiées mais elle est en progression par rapport à 2022 » relève Frédéric Bordage. Cette étude repose sur une méthode uniformisée de mesure et de déclaration environnementale, mise au point avec l’AACC, la fédération professionnelle des agences conseils en communication qui regroupe toutes les grandes agences web françaises ainsi que les agences en communication.

L’uniformisation des méthodes demeure un enjeu-clé pour réussir à harmoniser les discours et faciliter l’appropriation du sujet par les entreprises. Alors que le numérique responsable est en plein essor, le défi de ne parler que d’une seule voix reste entier. C’est tout le message de Frédéric Bordage, au-delà de plaider pour une évaluation approfondie de l’empreinte numérique des entreprises.

Il prendra la parole sur GreenTech Forum 2023

Frédéric Bordage (GreenIT.fr) est à retrouver sur GreenTech Forum 2023 lors de la conférence : « La formation et le transfert de compétences au service du déploiement d’un numérique plus responsable », le 21 novembre 2023 à 12h30.

› Détails de la conférence

* Analyse de cycle de vie 

** Product Environmental Footprint

Auteur de l'article : Rémy Marrone pour GreenTech Forum

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