NUMÉRIQUE RESPONSABLE | MESURE

ÉVALUATION DE L'EMPREINTE ENVIRONNEMENTALE DU NUMÉRIQUE : OÙ SONT LES DONNÉES ET PEUT-ON AVANCER SANS ÉVALUER ?

Novembre 2023

Suite à la 3èmeédition de GreenTech Forum Paris, et en vue de la première édition de GreenTechForum Brussels (18-19 juin 2024), retour sur ce qui s’est dit pendant l’événement avec les speakers invités sur scène à Paris.

Les acteurs sont unanimes : le manque de données est criant pour pouvoir établir un consensus autour de l’évaluation de l’empreinte environnementale du numérique. Si des leviers existent pour rendre les données plus accessibles, certaines entreprises font le choix d’avancer sans évaluer leur empreinte au regard du manque de fiabilité des données et du temps nécessaire pour faire ce travail de fond.

Données, c’est données. Et les données valent de l’or. Surtout dans le numérique responsable. Tout le monde aimerait les avoir, mais le fait est qu’elles sont encore peu disponibles. Pire, les données disponibles ne sont pas forcément fiables. Un casse-tête encore aujourd’hui pour les acteurs de l’évaluation de l’empreinte environnementale du numérique. 

Thibault Simon, Doctorant sur les sujets liés à l’évaluation de l’empreinte environnementale du numérique avec l’INRIA côté recherche et Orange Innovation côté entreprise, confirme ce casse-tête. « On manque clairement de données de référence, ouvertes et fiables. Aujourd’hui, obtenir ces données sur le carbone est déjà compliqué, alors sur les autres indicateurs (eaux, ressources, particules fines, etc.), c’est encore plus complexe. ».

Pour lui qui a l’œil tant sur le versant académique que sur le versant industriel, il note que le problème est identique de chaque côté, « il faut de la transparence et il est difficile d’en obtenir ». Heureusement, à ses yeux, certains travaux de collectifs font avancer les choses, à l’instar de ceux réalisés par l’association qu’il cite, Boavizta, “un groupe de travail inter-organisations” qui fournit “des ressources expertisées & actualisées sous licences libres”. 

« Faciliter l’ouverture des données est le principal enjeu » reprend Thibault Simon. Il évoque notamment les problématiques autour de l’empreinte des datacenters et l’impact potentiel sur l’évaluation de l’empreinte des services numériques.

L’enjeu de la modélisation des données

« Les outils grands publics qui permettent de déterminer l’empreinte des sites web font un travail qui consiste à évaluer des services dont ne connaît pas l'implémentation », reprend le Doctorant, « la modélisation des données se passe en boîte noire, il est donc difficile d’avoir des résultats concordants ».  

L’enjeu de connaître la modélisation des données est essentiel selon lui, pour pouvoir comprendre la divergence des résultats. « L’approche comparative entre les services numériques évalués via un même outil est intéressante car elle permet à chacun de se confronter, mais les données absolues ont, de fait, moins de valeur, compte tenu de la disparité des résultats ».

Pour Louise Aubet, responsable R&D chez Resilio, cabinet travaillant sur l’évaluation de l’impact du numérique, même constat. La disparité des résultats constitue une problématique importante et résulte de deux facteurs : le manque de transparence et de méthodologie communes. « Si on avait vraiment la méthodologie sur laquelle repose ces outils, ce serait intéressant, mais ce n’est pas le cas. Avec ce manque d’information sur les calculs réalisés, c’est impossible de comparer ». Elle observe que les résultats peuvent avoir des écarts énormes. Ces propos ne sont pas sans rappeler les enjeux évoqués par l’expert Green IT, Frédéric Bordage dans un précédent entretien.

Tout va très vite

Outre les données peu disponibles, Louise Aubet, experte des sujets d’évaluation, revient sur la fiabilité des données : « les facteurs d’impact sont encore fébriles ; et, c’est intrinsèque au numérique, les facteurs évoluent très vite ». Résultat, ce qui était valable il y a quelques années, ne l’est plus. « Dans l’agriculture, par exemple, les facteurs d’impacts calculés il y a 10 ans sont encore pertinents aujourd’hui. Dans le numérique, ce n’est pas le cas. Nous devons trouver les moyens d’être plus agiles dans ces travaux autour de la donnée ». 

Ainsi, les recherches que réalise le cabinet Resilio en la matière s’orientent autour d’une base de données dite dynamique. Le format de cette base permet de faciliter les mises à jour et donc de proposer des données au meilleur de l'état de l'art.

Si la base de données de Resilio n’est que partiellement ouverte, Louise Aubet précise que les prix pratiqués par l’entreprise « sont plutôt modérés » et que pour l’heure, tous ces travaux ne sont pas financés par des instances publiques. « La réalité économique nécessite que des acteurs contribuent et encouragent le travail réalisé. Nous avons besoin de ces données pour avancer et nous ne pouvons malheureusement pas travailler à perte ». Louise Aubet mentionne toutefois l’engagement de certains acteurs publics, comme l’agence de la Transition Écologique (ADEME) à travers sa base Empreinte, pour permettre d’avoir plus de données ouvertes sur le numérique.

Dans le cadre de son programme Alt Impact sur la Sobriété Numérique qui a débuté cette année, l’ADEME fixe comme l'une des priorités, la construction du volet numérique de la base Empreinte. L’objectif est de mettre à disposition publiquement de nombreuses données environnementales multicritères pour le numérique. Ce travail prendra quelques années avant de voir le jour.

L’uniformisation, le rôle des PCR

L’ADEME, par ailleurs, accompagnée d’un consortium d’experts de l’évaluation environnementale de services numériques, a dévoilé le 22 novembre 2023 à GreenTech Forum une première méthodologie pour évaluer les impacts environnementaux d’un Système d’Information à l’échelle d’une organisation.

Ce référentiel, réalisé avec l’appui du cabinet Resilio, est ce qu’on appelle un PCR : Product Category Rules (ou RCP en français : Règles par Catégorie de Produit). « Un PCR a pour objectif de fournir une méthode précise pour évaluer des impacts environnementaux afin d’uniformiser les procédés » détaille Louise Aubet, co-autrice du référentiel, « l’objectif du PCR Système d’Information (SI) est de fournir la méthode à privilégier pour évaluer les impacts environnementaux du système d’information d’une organisation ».

« Le PCR SI n’est que le point de départ d’une réflexion plus globale, initiée dans le chantier nommé Convergence » ajoute la responsable R&D de Resilio. « Le chantier Convergence est né d’une volonté plurielle. Des acteurs publics et privés de l’évaluation des impacts du numérique se sont rassemblés pour partager leurs expériences, et créer des communs bénéfiques à tous (outils, référentiels, base de données, etc.) » précise-t-elle.

« L’ADEME a supporté les acteurs qui l’ont sollicitée, en particulier, l’Institut du Numérique Responsable et l’Alliance Green IT (AGIT), sur la construction de ce nouveau référentiel qui répondait à un vrai besoin de l’écosystème. » indique Julia Meyer, ingénieure Numérique Responsable à l’ADEME, qui supervise le chantier Convergence. « La construction d’outils de mesure de l’empreinte environnementale d’un SI se multipliait, sans méthodologie commune sur laquelle s’appuyer pour cadrer le périmètre et les hypothèses de modélisation de la mesure. La comparaison de résultats d’outils différents pouvait laisser une place à de mauvaises interprétations ».

Avancer sans la mesure

Ces avancées sont autant d’opportunités pour faciliter le travail d’évaluation de l’empreinte environnementale du SI et plus largement du numérique. Néanmoins, certains acteurs font le choix d’avancer sans attendre d’avoir une évaluation exhaustive de leurs activités numériques. 

« La RATP a réalisé un  ”Bilan carbone macro” des activités numériques du Groupe en 2021 pour avoir une idée des gros postes d’émissions. C’est suite à cela que j’ai été recrutée. Instinctivement, nous savons que nous pouvons réduire fortement l’empreinte de l’entreprise en mettant en place des actions ciblées », indique Maud Cailly, pilote du programme Numérique Responsable pour le groupe RATP. 

« Vouloir plus précisément évaluer l’empreinte environnementale du numérique en interne prendrait un temps considérable et pourrait potentiellement repousser d’autant des actions pertinentes. Certains collaborateurs volontaires et enthousiastes ont lancé de très belles initiatives ayant un impact positif sans pour autant avoir chiffré précisément les gains environnementaux : optimiser la climatisation de nos datacenters, éteindre les serveurs de tests et développements les soirs et weekends, éteindre tous les écrans dans les gares et stations de métro lorsqu’il n’y a pas de voyageurs ou écoconcevoir nos nouveaux sites web par exemple ».  

Maud Cailly est pragmatique, agit avec bon sens et sens des réalités. «Le Comité Exécutif est volontariste sur la politique RSE auquel le numérique responsable contribue et les collaborateurs s’emparent naturellement de ce sujet qui leur tient à cœur. Néanmoins, il est nécessaire de prioriser des actions concrètes et atteignables. » 

Pour cela, Maud Cailly s'est entourée d’expertes et experts du numérique responsable pour valider ses hypothèses et prioriser les “bonnes actions”.  « Par exemple, pour prioriser nos premières actions, nous avons suivi les bonnes pratiques du collectif GreenIT et de l’Institut du Numérique Responsable. Nous faisons aussi intervenir des experts du Green IT, à l’instar d’Anne Rabot de Resilio » abonde celle qui est aussi responsable RSE de la direction Digital et Innovation du groupe RATP. « Avec Anne Rabot, nous avons pu identifier clairement les projets qui sont de l’ordre des quick-wins de ceux qui vont nécessiter plus de temps à mettre en œuvre, et les avons priorisés en fonction de leur potentiel de réduction de l’impact environnemental ». 

Déployer des actions concrètes à fort impact  

Grâce à cet apport, une trentaine d’actions ont été identifiées pour diminuer l’empreinte sur le périmètre poste de travail. « Ces actions représentent un travail considérable, il vaut mieux en lancer certaines sans attendre d’avoir une évaluation précise et exhaustive ». 

 « Avoir une bonne maîtrise du parc informatique, acheter durable, allonger la durée de vie des équipements et gérer au mieux la fin de vie du matériel sont les principes de base de l’économie circulaire », rappelle-t-elle, « nous avançons sans attendre tout de la mesure ». 

Pour autant, la pilote du programme Numérique Responsable de la RATP recherche des solutions pragmatiques et simples d’évaluation. « On est convaincu que notre approche est la bonne et que la mise en action directe est motivante pour les équipes. On sait aussi qu’on se doit de bien valider nos hypothèses ». D’autant plus que si les premières actions étaient facilement identifiables, la suite sera forcément plus complexe pour le groupe RATP : au fur et à mesure que les actions les plus évidentes auront été réalisées, la priorisation des suivantes sera plus difficile à faire.  

Valider les ordres de grandeur 

« Aujourd’hui, au sein du groupe RATP, nous qualifions l’impact carbone et la performance énergétique de tous nos projets (y compris numériques) dès la demande d’investissements et prévoyons un plan d’action pour réduire la consommation énergétique, l’impact carbone et les ressources via un programme d’économie circulaire  » détaille Maud Cailly. 

« Cette démarche est utile, car elle permet d’acculturer les chefs de projets aux enjeux RSE pour qu’ils se posent les ”bonnes questions” dès la conception », reprend-elle, « Nous avons créé une “boîte à outils” avec des guides pour apporter un premier niveau de réponses aux chefs de projets. L’idée est d’avoir un ordre de grandeur en tête et le plus important c’est les actions mises en œuvre dans le projet ». 

Ainsi, si l’évaluation de l’empreinte environnementale du numérique apparaît toujours comme un enjeu, faut-il pour autant aller plus loin que les ordres de grandeur pour agir ? Les acteurs de l’évaluation qui cherchent à obtenir les meilleures données y voient un moyen évident de bâtir des stratégies plus pertinentes.  

Encourager ce travail de recherche apparaît comme nécessaire, car avec l’avancée des engagements des entreprises vers un numérique plus responsable, l’évaluation précise sera chaque fois plus essentielle pour identifier les actions à mener pour continuer à réduire l’empreinte de l’IT. Mais pour faire monter toutes les entreprises à bord, l’uniformisation des méthodes d’évaluation, l’accès à des données fiables, transparentes et ouvertes, et la simplicité de l’évaluation sont des facteurs indispensables. 

Et, la volonté d’évaluer l’empreinte de l’IT ne doit pas empêcher l’action immédiate. Devant l’urgence de réduire l’empreinte environnementale du numérique et la possibilité d’identifier rapidement les premiers leviers de sobriété, les entreprises ont tout intérêt à se lancer dans des actions concrètes sans attendre tout de l’évaluation. 

Ils ont pris la parole sur GreenTech Forum 2023

Louise Aubet (Resilio) & Thibault Simon (Orange Innovation / INRIA) sont intervenus sur la conférence « La méthode 'Analyse de Cycle de Vie', un cadre d'évaluation d'impact reconnu par tous et adaptée au numérique (services / applications et produits / infrastructures) »

› Détail de la conférence

Julia Meyer (ADEME) et Louise Aubet (Resilio) ont animé une session « RCP SI : Le nouveau référentiel pour évaluer l'empreinte des systèmes d'informations »

› Détail de l’événement

Maud Cailly (Groupe RATP) est intervenue sur la conférence « Comment mettre en œuvre un plan de réduction de l’empreinte environnementale du numérique au sein d’une grande organisation ? »

› Détail de la conférence

Auteur de l'article : Rémy Marrone pour GreenTech Forum

GreenTech Forum est le rendez-vous professionnel dédié au Numérique et à l'Environnement.
Organisé sous le haut patronage de Planet Tech'Care, initiative pilotée par le programme Numérique Responsable de Numeum, l'édition 2024 se tiendra les 5 et 6 novembre au Palais des Congrès de Paris.
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