NUMÉRIQUE RESPONSABLE | STRATEGIE

Le numérique responsable à l’épreuve de la responsabilité de l’entreprise

Avril 2024

Dans une dynamique nouvelle, tout se construit. De numérique responsable à Responsabilité Numérique des Entreprises, il y n’y a qu’un pas. Un pas qui peut se transformer en fossé à greenwashing quand les concepts sont mal définis.

Parler de numérique responsable, c’est un peu comme ouvrir une boîte de pandore. On sait où on démarre mais on ne sait ni où cela s’arrête ni tout ce qu’on pourra y trouver. L’approche numérique responsable se construit peu à peu au sein des entreprises. Mais le contenu de cette approche est encore en mouvement et les concepts pas totalement maîtrisés. Tant les métiers que les définitions du terme, tout reste en construction avec l’enjeu d’être le plus lisible, impactant et transparent dans la démarche.

Christophe Debuysscher, ICT Sustainability Manager dans une grande organisation européenne, est informaticien de métier. Il n’avait, jusqu’à il y a quelques années, pas pris en compte la dimension numérique responsable dans son métier. « Mais je viens d’une famille avec un papa bricoleur qui essayait de réparer n’importe quel appareil. Et ma mère faisait aussi de la réparation (couture, etc.). Finalement, on faisait de l’Upcycling avant que le mot n’existe ! » plaisante-t-il.

Lorsqu’il a commencé à intégrer les principes d’un numérique plus responsable dans son métier, Christophe Debuysscher a d’abord fait ça sur son temps libre, « puis on m’a donné 10% de mon temps sur ma fiche de poste, puis 50% puis 100% et maintenant nous sommes 3 personnes à temps complet depuis le 1er avril ! Mais encore plus important, nous venons de nommer un réseau de Référents “ICT Sustainability” dans tous les domaines de l’IT, afin que la durabilité ne soit pas dévolue à qui que ce soit, mais que cela soit diffusé et pris en compte dans toute l’organisation IT. En un mot, c’est de l’évangélisation en quelque sorte !». Preuve que la thématique prend de l’ampleur.

« J’essaie aussi de former en interne pour que ça prenne » ajoute-t-il, « avant c’était perçu comme cherry on the cake et maintenant enfin, c’est pris au sérieux ». Christophe Debuysscher a vu l’enjeu numérique responsable évolué au sein de son organisation au fur et à mesure qu’il portait avec ferveur le sujet en interne. Désormais, c’est directement au CIO (Chief Information Officer) ainsi qu’au CSO (Chief Sustainability Officer) qu’il rapporte les avancées et prochains objectifs.  

« Embarquer les gens dans l’aventure. Ne jamais pointer du doigt mais plutôt démontrer l’impact ! » renchérit-il « la bascule a eu lieu le jour où en tête-à-tête en soirée j’ai pu vraiment prendre le temps d’expliquer tous les enjeux du numérique responsable à notre CIO ! ». Mais faut-il encore savoir expliquer car un des enjeux du numérique responsable est : être capable d’aborder le sujet avec une bonne compréhension des problématiques car le terme numérique responsable peut recouvrir bien des réalités différentes.

Savoir embarquer

Celui qui est aussi membre du Comité de programme de GreenTech Forum Brussels 2024 a initié très tôt ces sujets en interne dans son organisation et se présente aujourd’hui comme ICT Sustainability Manager. « Au départ, on avait pris un peu tous les vocabulaires qui gravitent pour comprendre comment adresser le sujet et sur quels termes s’appuyer », précise-t-il, « c’est un sujet complexe, à la fois très simple (dans son concept) et très compliqué (dans sa mise en oeuvre effective). Le numérique est dans toutes les dimensions. Il est partout, et pour prendre un exemple rigolo, se retrouve même maintenant dans nos machines à laver ! »

De manière générale, Christophe Debuysscher estime que le choix du terme pour désigner le métier au sein des entreprises est important : « cela montre que quelqu’un a pris le sujet en main, et c’est ce qui est in fine clef ». Selon lui, le terme ICT Sustainability serait préférable à Sustainable IT, car l’acronyme ICT contient l’indispensable “C” de la communication au monde actuel de l’IT, « sachant que le domaine qui a généré le plus de demandes de brevet en Europe en 2023 est la #DigitalCommunication » précise-t-il.

Et dans la même veine, Sustainable IT est aux yeux de Christophe Debuysscher préférable à Green IT. « Green IT a plutôt, et malheureusement, une dimension un peu trop des années 1990, c’est à dire pour certains cela reste adossé à une connotation très “mesure de l’énergie / consommation d’énergie du datacenter” » détaille-t-il, « c’était initialement très orienté Energy Management. »

Dans son métier d’ICT Sustainability Manager, Christophe Debuysscher estime qu’au final, ce n’est pas la connaissance de l’informatique qui est si importante. Il distingue quatre piliers :

Les deux piliers de la connaissance :

1. Le pilier informatique, avec une connaissance des systèmes informatiques, mais aussi de la gestion de projets informatiques.

2. Le pilier du “Développement Durable”, avec la connaissance de l'environnement mais aussi de ses certifications, et du reporting environnemental associé.

Les deux autres piliers de la mise en œuvre :

3. Le pilier de la gestion du changement, fondamental à ses yeux, afin d'appliquer de manière poussée une approche structurée pour faire passer une organisation d'un état actuel à un état futur souhaité.

4. Le pilier de la communication, qu'elle soit interne ou externe, à tous les niveaux de l’organisation et dans chaque département.

Du Sustainable IT à la Corporate Digital Responsibility

Ce qui a beaucoup aidé Christophe Debuysscher dans ce long chemin, c’est d’avoir parlé à beaucoup de personnes mais sans jamais pointer du doigt. « En plus de nombreuses sessions ouvertes à tout le staff, j’ai fait énormément de rendez-vous one to one sans jamais culpabiliser » précise-t-il, « et quand j’ai atteint près de 10% de l’ensemble des employés de l’entreprise il y a eu un shift ! Maintenant, c’est mûr ». Au sein de son organisation, le sujet est désormais visible et doit rendre des comptes. L’action du Sustainable IT Manager est objectivée, avec des deadlines à tenir. Pour lui, pour arriver à cette phase-là, il faut avoir converti son CIO voire plus.

C’est en ce sens que la responsabilité numérique de l’entreprise se matérialise. Exercer sa responsabilité auprès d’autres parties prenantes de l’entreprise matérialise la nécessité de travailler sur l’empreinte du numérique et aide à fixer plus clairement les objectifs autour de ce sujet. L’introduction du terme CDR (Corporate Digital Responsibility) constitue ainsi un enjeu fort.

C’est aussi l’avis d’Aiste Rugeviciute, chercheuse effectuant une thèse sur la CDR (La Rochelle Université / Square Management). De nationalité lituanienne, Aiste Rugeviciute est très à l’aise avec les termes internationaux : « en anglais, il y a plein de mots différents pour parler de numérique responsable, mais le terme “numérique responsable” à proprement parler n’existe pas. »

« Numérique Responsable » renvoie donc à un terme très francophone. Pour Aiste Rugeviciute, le plus grand risque avec ce terme est ce qu’on peut mettre derrière, car il s’apparente à un mot valise. « C’est un peu comme son corollaire “Développement Durable” pour parler des enjeux de responsabilité sociétale et environnementale [ndlr : RSE] de l’entreprise » décrit-elle, « avec des mots aussi larges, on peut mettre n’importe quel concept derrière. »

Éviter le greenwashing

Cette chercheuse, speaker sur GreenTech Forum Brussels 2024, estime important que les entreprises adoptent les bons termes, en l’occurrence ici, le terme CDR. Pour l’heure, le manque de consensus empêche l’adoption généralisée d’un terme plus qu’un autre. Christophe Debuysscher indique avoir recensé plus de 80 termes pour parler des enjeux numérique responsable.

« Face à l'absence de consensus sur les termes et les définitions, il y a un gros risque de greenwashing » estime Aiste Rugeviciute, « lorsqu’on utilise des termes très généralistes comme “numérique responsable”, il est très difficile de savoir ce que l’entreprise met derrière. Afin d'éviter tout décalage avec les attentes de la société, il est essentiel que les entreprises définissent explicitement ce que signifie pour elles le "numérique responsable" et le communiquent sans ambiguïté

Ainsi la Corporate Digital Responsibility (CDR) pourrait être le terme le plus adapté car il renvoie l’entreprise à sa responsabilité. Dans cette configuration, explique Aiste Rugeviciute, l’entreprise se doit d’être responsable vis-à-vis de toutes ses parties prenantes sur le spectre du numérique. Ce renversement “responsabilité numérique” vs. “numérique responsable” oblige l’entreprise.

Une manière de standardiser l’approche pour la chercheuse. Parler de CDR, c’est faire entrer le numérique responsable dans un alignement avec les autres champs d’application de la Responsabilité des Entreprises, et l’inscrire pleinement comme une branche de la RSE.

Une ambition sans doute plus difficile à atteindre, mais d’une valeur bien plus forte pour embarquer l’ensemble de l’entreprise vers une politique numérique plus soutenable au regard de la décarbonation à mettre en œuvre sur ce secteur : – 45 % à 2030 par rapport à 2020 au niveau mondial pour tenir l’accord de Paris conformément à la trajectoire SBTI (Science Based Target Initiative).

A propos

Aiste Rugeviciute intervient sur GreenTech Forum Brussels 2024. Chercheuse effectuant une thèse sur la CDR (La Rochelle Université / Square Management) elle est également co-autrice du livre B.A.-BA du Numérique Responsable (Eyrolles, 2023)

Christophe Debuysscher est membre du Comité de Programme de GreenTech Forum Brussels 2024, et ICT Sustainability Manager dans une large organisation européenne, basée au Pays-Bas.

Auteur de l'article : Rémy Marrone pour GreenTech Forum

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