Alors que les territoires continuent à déployer des projets autour du numérique et de l’intelligence artificielle (IA) pour renforcer leur attractivité économique, ils cherchent toujours plus à concilier ces dynamiques avec les exigences de sobriété énergétique et environnementale. Cette double ambition, difficile mais indispensable, place les collectivités face à des choix d’investissement stratégiques dans un contexte de tension budgétaire.
Depuis plusieurs années, les collectivités territoriales utilisent le numérique comme un levier de compétitivité et de modernisation. Pour attirer des entreprises, elles misent sur la connectivité, la mise à disposition de data centers ou encore la promotion de leur capacité à accueillir des infrastructures technologiques.
Bastien Villebrun, coordinateur de l’enjeu Transformation Numérique des Territoires chez Systematic Paris-Région, un pôle de compétitivité européen orienté Deep Tech, l’explique ainsi : « Il y a encore six ou sept ans, les collectivités valorisaient sans compter leur connectivité, leur accès à la 5G, ou la présence d’un data center pour renforcer leur image de territoire innovant. »
Mais depuis le début de cette décennie, la donne change. L’accélération des politiques publiques liées à la transition écologique, comme France Relance ou France 2030, et la prise de conscience globale de la société de l’ampleur du dérèglement climatique ont amené les collectivités à adopter une approche plus critique.
« Le numérique reste un outil d’aide, mais les territoires deviennent plus prudents dans le choix des technologies qu’ils intègrent », souligne Bastien Villebrun. L’enjeu est de sortir d’une approche technophile au profit d’une stratégie plus mûrie et contextualisée, et ainsi mieux prendre en compte les impacts environnementaux du numérique aux choix opérés.
Le data center illustre bien cette ambivalence. Il représente un atout économique et un levier fort d’attractivité des entreprises du secteur numérique sur un territoire, mais pose des questions environnementales. « On sait aujourd’hui qu’un data center implique une forte consommation d’énergie et d’eau, des nuisances, sonores voire lumineuses, et qu’il n’est pas toujours créateur d’emplois directs », rappelle-t-il, « les élus doivent arbitrer, mais ce ne sont pas des choix simples. »
Cela soulève aussi la question des arbitrages intersectoriels : l’implantation d’un data center peut mobiliser des ressources limitées (sols, eau, énergie, foncier) au détriment d’autres projets plus prioritaires pour la population locale.
Face à ces limites, certains territoires exigent des modèles plus vertueux pour l’implantation d’un data center. « On observe une volonté de réduction des impacts : usage du vent pour le refroidissement, récupération de chaleur fatale, intégration de data centers dans des écosystèmes locaux », détaille Bastien Villebrun.
Le territoire de Paris-Saclay travaille par exemple à la réutilisation de la chaleur d’un data center pour cultiver des algues. Cette approche circulaire et localisée pourrait préfigurer un nouveau modèle de gouvernance technologique à l'échelle locale.
Mais ces innovations sont souvent l’apanage des territoires les plus avancés en matière d’innovation qui ont déjà une certaine maîtrise de la technologie et donc une meilleure connaissance des enjeux. De nombreuses collectivités demeurent prudentes, voire réfractaires, en partie à cause du manque de compétences techniques et la crainte de devoir réaliser des travaux - et donc des investissements - supplémentaires pour accueillir un data center.
La loi ZAN (Zéro Artificialisation Nette) renforce aussi les arbitrages fonciers. « Beaucoup de territoires posent aujourd’hui des conditions fortes pour accueillir un data center, notamment sur l’usage de l’énergie et de l’eau », constate Bastien Villebrun. Cette prudence grandissante va de pair avec une méfiance plus globale vis-à-vis de certaines promesses technologiques, jugées parfois excessives ou mal comprises.
Au-delà des infrastructures, les territoires affichent un fort intérêt pour l’intelligence artificielle. Mais les freins sont nombreux. Premier obstacle : les données. « Les données existent, mais elles ne sont pas structurées. Et les fonctions de Chief Data Officer sont rares dans les collectivités », explique Bastien Villebrun. La culture de la rétention des données reste aussi très forte, notamment par prudence politique.
Or, sans données structurées et accessibles, difficile de déployer des projets d’IA. Le travail d’acculturation est en cours, mais suppose un accompagnement sur le long terme. Par ailleurs, dès que la question des données émerge, celle de la cybersécurité suit. « Il y a une prise de conscience récente, après une série de cyberattaques sur des hôpitaux et des municipalités, il y a deux ou trois ans », constate Bastien Villebrun.
Dans un contexte de réduction des budgets des collectivités, embaucher les bons profils et garantir un haut niveau de cybersécurité n’est pas chose aisée. « Il faut recruter à un certain niveau de salaire pour être au moins aussi attractif que le secteur privé, ce qui n'est pas forcément évident » précise-t-il. Dans les faits, cette accumulation d'enjeux ralentit les dynamiques de transformation et oblige les collectivités à prioriser leurs efforts.
Dans ce contexte, Systematic Paris-Région agit comme un relais d’information et d’orientation. Le pôle accompagne les territoires vers des appels à projets, comme celui qui a permis à Plaine Commune de financer un outil de métabolisme urbain via Bpifrance. Objectif de l’outil : favoriser une boucle circulaire dans le secteur de la construction territoriale, en réemployant des matériaux issus de la déconstruction pour les intégrer à de futurs projets bâtis.
Ce projet vise à réutiliser des matériaux de déconstruction pour de futures constructions, dans une logique circulaire. C'est un exemple parmi d'autres de la manière dont le numérique peut contribuer concrètement à la transition écologique locale, au-delà des discours.
Ce type de projets révèle que les territoires sont prêts à avancer, mais cherchent le bon équilibre. Car au-delà de l’appétence pour l’innovation, il y a la réalité des budgets et des ressources humaines, et la nécessité de répondre aux enjeux environnementaux. « Les collectivités ne peuvent pas mener tous les chantiers en même temps. Il faut faire des choix », résume Bastien Villebrun. Et dans ce contexte, la coopération avec des écosystèmes technologiques comme Systematic Paris-Région s’avère précieuse.
Systematic Paris-Région travaille depuis plusieurs années sur la convergence entre transformation numérique et transition écologique. Il porte le groupe de travail "Décarbonation & Numérique Frugal" qui publie tout au long de l’année 2025, chapitre par chapitre un rapport thématique intitulé “Le numérique frugal au service de la décarbonation”. Ce travail documente l’empreinte carbone du numérique, mais aussi son potentiel de réduction des émissions de GES.
Le groupe de travail souhaite ainsi apporter les éléments de méthode permettant à chaque entreprise comme à chaque particulier, de contribuer par un usage maîtrisé des moyens numériques à la baisse des émissions de GES. Ce travail est aussi une façon d'encourager la responsabilité collective dans l'usage du numérique et de sortir du simple clivage entre usage et impact.
Parmi les outils créés par Systematic sur cette thématique, une cartographie des solutions de décarbonation recense 62 solutions numériques, issues de plus de 30 sociétés membres du pôle. Elle offre une vision structurée de l’offre technologique, de la réduction de l’empreinte carbone des collectivités jusqu’aux usages industriels ou logistiques. Une ressource utile pour orienter des choix techniques vers un numérique plus sobre. Elle vise à faire gagner du temps aux territoires tout en fiabilisant leur prise de décision.
Face à la complexité des choix à opérer, certaines collectivités misent sur la spécialisation pour se démarquer. « Un territoire peut choisir d’être reconnu pour son avance sur la cybersécurité, la santé, ou encore l’optique photonique », indique Bastien Villebrun. Dans un contexte où la compétition territoriale reste forte, cette stratégie de différenciation permet de combiner attractivité économique et maîtrise des ressources.
Les enjeux de compétences restent toutefois critiques. Sans accès à des profils formés, difficile de structurer des projets complexes autour de la donnée, de l’IA ou de la cybersécurité. D’où l’importance du rôle des écosystèmes et des dispositifs de soutien pour accompagner cette montée en compétence.
L’avenir des territoires connectés passe autant par la technologie que par l’humain, la résilience et la coopération. C'est cette alliance entre innovation technologique, connaissance des impacts du numérique et des risques climatiques, maîtrise du tissu local et coordination multi-acteurs qui permettra de faire du numérique un vrai levier de transformation durable.
Bastien Villebrun est Coordinateur Enjeu Transformation Numérique des Territoires chez Systematic Paris-Région et membre du Comité de Programme de GreenTech Forum 2025.
Auteur de l'article : Rémy Marrone pour GreenTech Forum